Antijudaïsme – Antisémitisme – Antisionisme
Les débats récents posent la question de l’antisionisme et du rapport entre les deux. Enfin l’antijudaïsme peut réapparaître dans certains courants d’Église.
Cette note veut préciser ces termes, ce qu’ils recouvrent et éclairer leurs rapports. Entre exaspération, relativisation et amalgames, les écueils sur cette question sensible sont nombreux.
Antisémitisme
Le terme apparaît au XIX s. en Allemagne (1860), puis en France dans le Robert en 1886. A l’origine le terme « sémite » qualifie des groupes linguistiques et par extension va s’appliquer aux populations.
De son sens étymologique originel, qui vise l’ensemble des populations sémites, l’usage du terme « antisémite » va réduire le champ sémantique et ne plus viser que le peuple juif. Aujourd’hui le terme Antisémitisme qualifie donc tout discours, acte, attitude manifestant une hostilité à l’égard du peuple juif dans sa dimension humaine, religieuse, sociale et culturelle.
À travers l’histoire, l’antisémitisme s’est décliné sur différents registres :
– racial : Cet antisémitisme va s’appuyer durant le début du XXs. sur la pseudoscientifique « théorie des races ».
– religieux : cette dimension particulière de l’antisémitisme, est qualifiée d’antijudaïsme.
– économique
– culturel
Le 1er juin 2017, le Parlement européen[1] a adopté une définition de l’antisémitisme :
« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte. »
Y-a-t-il un nouvel antisémitisme ? Ce n’est pas évident qu’il y en ait vraiment un.
Aujourd’hui encore, on peut constater combien les slogans sont éternellement les mêmes : les Juifs sont différents dans leur culte, leur culture, ils aiment l’argent, sont tous riches, ils détiennent la banque, les médias, ils veulent le pouvoir, ils complotent, etc.…
Il y a surtout un nouvel acteur : la communauté musulmane. Sans en faire une généralité, elle est un foyer d’acteurs pour des raisons religieuses et politiques, avec notamment l’importation du conflit israélo-palestinien.
Il y a également un nouveau vecteur : internet avec les réseaux sociaux, les « fake news », etc
L’antisémitisme a été condamné par l’Église Catholique dès 1928 : Le Saint Siège « condamne tout particulièrement la haine contre le peuple jadis élu de Dieu (sic) et notamment cette haine que l’on a l’habitude de désigner par le mot antisémitisme. [2]»
Cette condamnation a ensuite été constamment répétée dans l’enseignement ordinaire et dans les discours des Papes. Notons simplement la dernière insistance du Pape François sur le risque d’indifférence : « l’ennemi contre lequel il faut lutter n’est pas seulement la haine, sous toutes ses formes, mais, encore plus à la racine, l’indifférence »[3]
Antijudaïsme
Si, autour du passage à l’ère commune, le monde méditerranéen connaît une importante communauté de craignants Dieu, le monde païen est choqué par ce monothéisme et ses rites, plus particulièrement la circoncision et le repos hebdomadaire du shabbat.
L’antijudaïsme sera particulièrement développé par la communauté chrétienne naissante dans un « antijudaïsme de différentiation » avec comme ligne de force l’accusation de déicide et la théologie de la substitution. Cette position théologique apparaît dès Justin. L’élaboration théologique va se fixer avec Augustin :
– peuple témoin « testes iniquitatis suae et veritatis nostrae »
– peuple porteur des Écritures mais qui en a perdu le sens.
On va passer à « l’antijudaïsme d’installation » avec l’incorporation dans la législation civile des mesures restrictives à l’égard de la communauté juive, dans la vie sociale, économique et culturelle. Par exemple, avec le temps, on va passer d’un regroupement communautaire libre et pratique à un confinement imposé et ségrégationniste.
Il faut noter que les violences de groupe ne commenceront qu’avec la Croisade. De même les différentes accusations (crimes rituels, propagation de la peste, etc.) datent du Moyen âge.
S’il n’y a pas de théologie stricto sensu vis à vis du judaïsme, toute la tradition a véhiculé des sentiments d’hostilité vis à vis de la communauté juive ; par exemple dans la liturgie, le vendredi saint, accompagné de pratiques populaires et dans l’homilétique, l’opposition qualitative entre NT et AT, une vision réductrice Lettre/Esprit, etc…)
Aujourd’hui, depuis le § 4 de Nostra Aetate, la position de l’Église catholique a relu sa tradition et modifié son positionnement, réfutant le déicide, la substitution et déplorant l’antisémitisme. Elle recherche un juste positionnement théologique (cf. « Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables »[4]) et elle s’efforce de continuer à lutter contre une présentation erronée, tant dans la catéchèse que la prédication, du judaïsme et de ses rapports avec le christianisme. (cf « Notes pour une présentation correcte des Juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique[5] ».1985)
Antisionisme
Le terme représente étymologiquement l’opposition au projet sioniste. Celui-ci se définit comme le projet d’établir un État souverain où le peuple juif puisse vivre en paix et en sécurité, se gérant lui-même. Il est un projet politique datant du XIX.s qui répond à l’espérance de toujours du peuple juif du « retour à Sion ».
Ce projet initié par Théodore Herzl à la suite de l’affaire Dreyfus connut une double opposition :
1- religieuse : – Pour le monde juif pratiquant, un tel projet était impie car il relevait de la sphère de l’œuvre de Dieu et des temps messianiques. Cette opposition sera levée par la prise de position du Grand rabbin de Palestine, le Rav Kook, en 1921.
– Dans le monde chrétien, on connaît la réponse de Pie X, à Herzl venu lui demander son soutien : « non possumus ». Le voyage de Paul VI en 1964, demeure un point d’interrogation puisqu’il se fit sans que ne soient jamais prononcés les mots « Israël » et « Juifs ».
2 – laïque : – Celle des milieux assimilationnistes qui plaidaient pour une intégration dans les sociétés et avaient peur que cette résurgence d’un particularisme n’accentue l’antisémitisme.
Certains lisent la création de l’État d’Israël comme le dernier avatar du colonialisme.
Aujourd’hui, l’antisionisme est le refus de l’existence de l’État d’Israël et/ou la remise en cause de sa légitimité.
Rapport entre ces trois notions
– Il ne faut jamais confondre la critique de la politique des gouvernements successifs de l’État d’Israël avec l’antisionisme. On peut néanmoins se poser la question de l’obsession vis à vis d’Israël et de sa politique, pour lesquels on trouve souvent une exigence inégale par rapport aux autres nations. Où se trouve la racine de cette obsession ?
– Il y a un risque de négation de l’histoire. Certains discours nient le lien historique du peuple juif avec la terre de Palestine, nient l’existence même du Temple de Jérusalem. (cf. certaines résolutions de l’UNESCO).
D’un point de vue chrétien, deux questions se posent plus particulièrement :
– L’une théologique.
La question de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme est clairement tranchée dans les textes du magistère. Mais il demeure la question du rapport du peuple Juif à la Terre. Nous devons bien appréhender comment le monde juif définit ce rapport.« qu’ils apprennent (les chrétiens) comment les juifs se définissent eux-mêmes » (Orientations… 1974, Préambule[6]). Avoir une réflexion, d’un point de vue catholique, est nécessaire à partir du moment où l’on reconnaît que l’alliance n’est pas révoquée (CEC n° 121[7]), et que le lien avec la terre en est constitutif. Il y a donc un positionnement à trouver.
Le Pape émérite Benoit XVI a affirmé dans un article en 2018, qu’en théologie catholique la renaissance de l’État d’Israël « ne pouvait être compris comme l’accomplissement théologique et politique des promesses [8]». Or, pendant des siècles la tradition chrétienne a vu l’errance du peuple juif comme sa condamnation par Dieu en raison de son refus de reconnaître Jésus comme Messie : ce retour pose forcement quelque question aux chrétiens, même si le projet sioniste est un projet de nature politique[9].
– L’autre pratique.
Comme le rappelait la déclaration de l’Épiscopat français de 1973 : « par ce retour et ses répercussions, la justice est mise à l’épreuve[10] ». Il y a une question de justice. Mgr Sabbah et ses successeurs n’ont cessé de le rappeler et il n’y a pas de paix sans justice. Comment défendre la justice, être artisan de paix dans cette situation ? Comment faire pour que cette recherche de la justice ne devienne pas une condamnation systématique d’Israël et par extension du peuple juif dans son ensemble ?
Israël est constamment sous l’attention des médias. Derrière les critiques peut se cacher un antisionisme au sens propre du terme, c’est à dire un refus ou un déni de la légitimité de l’existence de l’État d’Israël. Au-delà, certains slogans cachent vraiment de l’antisémitisme. Ainsi dans l’affaire Finkielkraut avec les « gilets jaunes », le 16 février 2019, il y a un usage évident d’un terme pour un autre : ainsi derrière l’insulte « sale sioniste, retourne chez toi ! » il y a l’expression « sale juif ». Ainsi l’antisionisme devient le paravent légal de l’antisémitisme pour échapper à la Loi.
Afin d’éviter la confusion avec l’antisémitisme racial on peut, à la suite de P.A. Targuieff, parler de « judéophobie » pour parler de l’antisémitisme après la seconde guerre mondiale, pour marquer qu’il n’est plus de la même nature et relève des clichés culturels.
Concrètement, il est important aussi pour nous d’être attentifs à la façon dont le peuple juif définit ces catégories et dont il les vit. Il est le premier concerné dans cette affaire !
Les défis pour l’Église :
– Recevoir la façon dont ce climat est vécu par la communauté juive.
– Lutter contre les clichés culturels antisémites.
– Veiller dans la catéchèse à éradiquer tout risque d’enseignement anti-juif.
– Être vigilant dans l’enseignement ordinaire, particulièrement les homélies, à l’opposition trop facile entre Ancien et Nouveau Testament ou à des clichés traditionnels. (cf discours du Pape François du 12 mai 2019 aux participants du congrès pour les 150 ans de l’Institut Biblique Pontifical, à propos du terme « pharisiens »)
– Dans le cadre des pèlerinages : ils sont un moment important de la rencontre (ou non rencontre) avec le judaïsme et sa réalité contemporaine en Israël.
Il serait bon de mettre en valeur l’enracinement de notre foi chrétienne dans la Révélation, faire découvrir le peuple juif vivant aujourd’hui et ne pas généraliser des situations particulières en les étendant à l’ensemble du peuple juif.
En conclusion, dans une actualité brûlante, confrontée au caractère passionné que soulève tout ce qui touche au peuple juif, nous devons être particulièrement vigilants aux termes que nous employons, à la compréhension qu’en ont nos interlocuteurs.
Nous devons acquérir un recul critique par rapport aux clichés inconscients que nous pouvons tous avoir.
Dans les propos tenus ou écrits, les différences peuvent être ténues et subtiles entre les trois notions étudiées ici, il nous faut donc être attentifs à la réception de nos propos et aux conséquences qu’ils peuvent avoir.
La connaissance approfondie du sujet est indispensable (on le voit bien dans le cas de la résolution Maillard : qui avait lu les textes ?) Les simples bons sentiments ne suffisent pas.
En la matière que nous traitons ici, le poids de l’Histoire et des souffrances exaspèrent les sensibilités et on ne saurait réduire nos paroles à des slogans, qui répondraient à la tentation de la séduction ou à la dénonciation facile au premier degré.
Deux critères me semblent devoir toujours nous éclairer :
- Dans nos analyses que cherchons nous ? dans quel but ?
- Qu’ils soient critiques ou élogieux, nos propos contribuent-ils à construire la paix et la fraternité ?
« Heureux les artisans de paix car le Royaume des Cieux est à eux. »
[1]« La lutte contre l’antisémitisme – Résolution du Parlement européen du 1er juin 2017 sur la lutte contre l’antisémitisme (2017/2692(RSP)) » https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2017-0243_FR.html
[2]Décret du Saint Office du 25 septembre 1928
[3]Discours du pape François le 29 janvier 2018 devant les participants à la Conférence internationale sur la responsabilité des États, des Institutions et des individus dans la lutte contre l’antisémitisme et les crimes liés à la haine antisémite
[4] (Rm 11, 29) une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs, À l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Ætate n.4, Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme,10 décembre 2015
[5] Documentation supplémentaire, Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme, mai 1985
[6]Compendium, Les relations entre juifs et chrétiens, CEF, mai 2019 : « Orientations….1974, p. 54, également « Orientations pastorales de l’Église de France…, 1973 » p. 47
[7]Reprise de l’affirmation de S. Jean Paul II à Mayence,
[8]N°3-5, p. 140 Communio XLIII/5 Oct 2018
[9]Cela transparaît dans l’article du pape émérite avec l’affirmation : « Après l’instauration de l’État d’Israël en 1948, s’est formée une doctrine théologique qui a finalement permis la reconnaissance politique de l’État d’Israël par le Vatican. » idem p. 139
[10]Compendium, « Orientations de l’Église de France…, 1973 » compendium p. 47
Historique
Un article du Père Jean Dujardin, pour l’Association Le Train de la Mémoire, 2008.160424_PJDujardin_antijudaisme-chretien_remise-en-page(1)