L’attente messianique juive après Jésus
Plusieurs passages des Évangiles attestent d’une attente diffuse parmi le peuple de Judée.
À la question : « Qui suis-je au dire des hommes ? » les disciples répondent : « Les uns disent que lui est Jean-Baptiste, les autres Élie, les autres Jérémie ou l’un des prophètes »[1]. Fait notable, Simon-Pierre est le seul à répondre à la question : « Et vous, qui dites-vous sur je suis ? ». « Tu es le Messie », en grec.
Et si Jésus demande alors de garder cela secret, c’est sans doute qu’il y a danger. Lors de la crucifixion sera affiché le motif de sa condamnation : « Rex Iudaeorum ». Si les Romains avaient ouï dire que les Juifs attendaient un Mashiah, un « oint » descendant de la lignée royale de David, quelle autre traduction pouvaient-ils donner à ce terme ? N’est-ce pas lui que le peuple attendait sous le nom de « fils de David » ? Quand Jésus apparaît aux apôtres après sa mort, ils lui demandent : « Est-ce en ce temps que tu rétablirais le royaume d’Israël ? » (Actes I, 6).
Selon le témoignage de Flavius Josèphe, le peuple suivait majoritairement la doctrine pharisienne. Parmi les trois courants du judaïsme qu’il énumère, les sadducéens refusaient l’eschatologie, les esséniens ne pouvaient attendre de salut que de l’intérieur de leur groupe en raison de leur extrême souci de pureté ; seuls les pharisiens pouvaient avoir élaboré une doctrine messianique comme le montrent les Psaumes de Salomon datables de la fin du Ier siècle av. J.C. qui leur sont attribués. Après la révolte de la Judée contre Rome (66-73), il semble que seul le courant pharisien ait survécu. C’est en son sein que, parallèlement au christianisme naissant, se développera l’attente messianique juive.
Le désespoir était à son comble au lendemain de cette catastrophe nationale : des villes entières vidées de leurs habitants, le Temple incendié, Jérusalem largement détruite, 1 100 000 morts selon Josèphe, sans compter les prisonniers livrés aux jeux du cirque, des femmes et des enfants réduits en esclavage. Deux textes juifs contemporains et l’Apocalypse de Jean, connus sous les noms de II Baruch et IV Esdras, reflètent l’état d’esprit des survivants. Ce terrible malheur devait avoir un sens : il fallait l’interpréter. Peut-être était-ce « les douleurs de l’enfantement des temps messianiques ». Cette notion devenue par la suite familière dans la littérature rabbinique fut sans doute le seul recours contre le désespoir après la catastrophe. On venait d’assister à la guerre de Gog et Magog prédite par Ezéchiel ; la rédemption n’allait plus tarder mais il fallait que les temps mûrissent : « Aussi longtemps que le monde fixé d’avance n’est pas complet, la Création ne sera pas sauvée » (II Baruch 23,5). Rome était identifiée au quatrième et dernier empire de l’histoire annoncée au chapitre VII de Daniel. Le Messie attendu mettrait fin à son arrogance et inaugurerait les temps nouveaux. Esdras l’imagine comme un lion rugissant sorti de la forêt qui vient défier l’aigle tricéphale de Rome : « le lion que tu as vu… c’est le Messie que le Très Haut a réservé pour la fin des jours, celui qui se lèvera de la race de David (IV Esdras 12, 31-32). Baruch, quant à lui, a la vision d’une vigne associée à un cours d’eau qui défie un grand cèdre. Quand celui-ci tombera, alors « sera révélée la primauté de mon Messie qui est semblable à la source et à la vigne » (II Baruch 39, 7). Une autre vision d’Esdras, proche de celle de Daniel, fait apparaître un être semblable à un homme volant sur les nuées et que Dieu appelle « son fils ». Ce Messie d’apparence humaine convaincra d’impiété les nations et apportera le salut au « reste de son peuple ». Telle est la promesse divine : « Tout homme qui pourra s’échapper grâce à ses œuvres ou à la foi en laquelle il a cru, celui-là survivra aux périls annoncés et verra mon salut sur la terre et dans le pays que je me suis consacré de toute éternité » (IV Esdras 9, 7-8).
La conception du règne messianique en IV Esdras paraît très proche de celle de l’Apocalypse johannique, à ceci près que le règne du Messie durera 400 ans avant qu’il ne meure avec tous les humains, et qu’il n’y ait une nouvelle résurrection. La Jérusalem céleste mise en réserve par Dieu attend elle aussi son heure pour se révéler comme le Messie.
« La ville apparaîtra et on verra la terre aujourd’hui cachée. … Mon fils le Messie sera révélé en même temps que ceux qui sont avec lui, et ceux qui auront survécu se réjouiront durant quatre cents ans » (IV Esd. 7, 26).
Les deux apocalypses juives de la fin du Ier siècle ont été recueillies en traduction dans des milieux chrétiens d’Orient et ont disparu de la conscience juive. Les rares témoignages de la même époque que l’on peut glaner dans la littérature rabbinique attestent aussi le désarroi profond de toute une génération. Il fallut même aux rabbins limiter les rites de deuil que certains voulaient s’imposer[2]. Sur son lit de mort, le célèbre Rabban Yohanan ben Zakkaï annonça à ses disciples la venue d’un roi juste et pieux, un Ezéchias redivivus[3].
À quelque temps de là, quand il apparut qu’Hadrien voulait rebâtir Jérusalem en tant que ville romaine nommée Aelia Capitolina, les Juifs se soulevèrent à nouveau contre Rome. Pour certains, comme Rabbi Akiba, le chef de la révolte auquel il donnait le titre de « fils de l’étoile »[4] – en araméen Bar Kokhba – était le Messie destiné à renverser la puissance païenne qui dominait le monde. Quand cette longue révolte (132-135) s’acheva dans le sang, les rabbins survivants s’efforcèrent d’effacer tout risque de nouvel aventurisme eschatologique. Il fallait désormais vivre dans l’ici-maintenant, pratiquer les commandements en espérant d’accéder à un « monde futur » quel nul n’avait vu et qu’on se gardait de décrire. Le Messie est totalement absent de la Mishna, base du Talmud, compilée au lendemain de cette deuxième révolte de la Judée.
Alors que l’attente messianique est devenue au fil des siècles omniprésente dans la liturgie juive, on ne peut qu’être frappé du peu de place qu’elle occupe dans la littérature talmudique. On n’y trouvera aucun traité qui lui soit consacré mais à peine quelques pages (96 b à 99 a) du Talmud de Babylone dans le traité Sanhédrin sur la justice. La personne du Messie n’y est pas définie. La variété des opinions exposées ne s’intéresse qu’à une question : quand viendra le Messie ? « L’échéance est reportée à un futur indéfini, quand ce monde sera épuisé, quand la décadence morale sera à son comble ou quand tout le monde sera juste. Il est surtout conseillé d’éviter de calculer une échéance pour la venue du Messie « car on pourra dire : puisque le temps fixé est arrivé sans qu’il vienne, il ne viendra jamais »[5].
Une seule opinion, celle de Rabbi Josué ben Lévi (IIIème siècle) mentionne un Messie souffrant, humble et malade qui attend parmi les mendiants assis aux portes de Rome qu’on vienne le délivrer. À la question « quand viendras-tu ? » il répond en citant le Psaume 95 verset 7 : « Aujourd’hui, si vous écoutez ma voix ».
En définitive, c’est donc à l’homme de faire advenir le Messie.
Mireille Hadas-Lebel*
[1] Matt.16, 13 ; Marc 8, 27, Luc 9, 18
[2] Talmud de Babylone Baba Bathra 60 b.
[3] Abot de Rabbi Nathan a 25, Talmud de Babylone Berakhot 28 b, Talmud de Jérusalem Sota IX, 16, 24 c et Aboda Zara III, 1, 42 c.
[4] Sur la base de l’exégèse du verset « Une étoile est sortie de Jacob » (Nombres 24, 17).
[5] Sanhédrin 97 b.
*Mireille Hadas-Lebel est Historienne, spécialiste du judaïsme antique et de la langue hébraïque. Normalienne, agrégée et docteur de littérature, elle est professeur émérite d’histoire des religions à l’université de Paris IV-Sorbonne. Elle est également la fondatrice de la collection Présences du judaïsme chez Albin Michel et est vice-présidente de l’Amitié judéo-chrétienne de France.
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