Charles Péguy (1873-1914)
Charles Péguy (1873-1914)
De Charles Péguy, on ne retient le plus souvent que le poète chrétien, celui qui a chanté les grands saints et les vertus théologales dans ses Tapisseries et surtout dans ses Mystères. Or si le théologien Urs Von Balthasar n’hésitait pas à le mettre au nombre des dix chrétiens les plus importants depuis que l’Église existe, c’est qu’il avait compris combien le christianisme de Péguy était prophétique. Engagement dans la cité, conception d’un Dieu faible, œcuménisme, primauté de la liberté de conscience, etc., nombreux sont les domaines où il se révèle en avance sur son époque. Aucun ne l’est autant que celui de son regard sur les juifs et le judaïsme. Trois aspects de Péguy le mettent en évidence :
1) Péguy, l’ami des juifs
Dès les premières années de sa jeunesse étudiante, comme le racontent les frères Taraud dans leur livre Notre cher Péguy, Charles-Péguy est entouré de nombreux juifs, prenant feu et flamme lorsqu’il entend tenir sur eux quelque propos désobligeant, serait-ce sur le ton de la plaisanterie. Son exigence de justice et de probité frappait tous ceux qui le côtoyaient. C’est durant ces études parisiennes que Jules Isaac, de quelques années son cadet, fit la rencontre de Charles Péguy, une rencontre qui eut sur lui une profonde influence, inscrivant pour toujours en lui, comme il l’écrivit bien plus tard dans ses Mémoires, « la passion pour la vérité ». C’est cette passion, reçue de Péguy, qui l’anima durant toute sa vie, dans son travail d’historien, dans ses études sur la genèse de l’antisémitisme et dans son exigence de redressement de l’enseignement chrétien sur les juifs et le judaïsme.
Lorsqu’en 1900 Péguy fonda Les Cahiers de la Quinzaine, revue en même temps que maison d’édition, il s’entoura de collaborateurs juifs, et nombre de ses abonnés, eux aussi, étaient juifs. À la fin de sa dernière œuvre, la Note conjointe sur la philosophie de M. Descartes, laissée inachevée, on trouve ces mots : « Quand on a ses meilleurs amis […], comme je les ai, chez les protestants et chez les juifs… ». On connaît aussi cet autre propos, rapporté par Daniel Halévy : « Je marche avec les juifs, parce qu’avec les juifs, je peux être catholique comme je veux l’être ».
2) Péguy, le défenseur des juifs
Lorsque l’affaire Dreyfus éclata et qu’un antisémitisme violent se déchaîna, Péguy ne ménagea pas sa peine, allant jusqu’à user de sa canne dans les bagarres de rue contre les antidreyfusards et les tenants de l’Action Française. Il racontera plus tard ce combat dans son œuvre en prose la plus connue, Notre Jeunesse, qu’il publiera dans ses Cahiers vers 1910. Il y réfute les arguments des antisémites, en démontrant leur fausseté, leur mensonge, car, dit-il, « les antisémites ne connaissent point les juifs ».
Mais il va plus loin : avec une lucidité effrayante, il perçoit avec profondeur que les préjugés antisémites reposent au fond sur une haine, un refus du judaïsme et de la présence des juifs parmi nous ; et il écrit cette phrase terrible, et si prémonitoire déjà, trente ans avant la Shoah : « Au fond, ce que vous voudriez, c’est qu’ils n’existent pas ».
On se rappelle les paroles fortes du pape Jean-Paul II : « L’antisémitisme est un péché contre l’humanité et contre Dieu », reprenant celles que prononça déjà en 1948 le Conseil Œcuménique des Églises. Or Péguy, des décennies plus tôt, avait compris que l’antisémitisme est non seulement une offense contre la justice et contre la vérité, mais l’est également contre Dieu ; et, écrira-t-il, s’il s’était battu avec une telle ardeur contre l’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus, c’est qu’il y allait du « salut éternel de notre peuple ».
3) Péguy, le chrétien devant les juifs.
« Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas porté témoignage pour eux », écrit-il, dans une des dernières pages de Notre Jeunesse. En effet, lorsque Péguy retrouva la foi de son enfance, son amitié pour les juifs imprégna son regard de chrétien et le garda à tout jamais de la vision négative du judaïsme qui était alors celle de l’Église. C’est cette amitié qui lui a permis de voir en tout juif, quel qu’il soit, le fils du peuple élu, du « peuple des prophètes », comme il appelle si souvent Israël, avec un infini respect. Mais son respect n’empêchait pas sa lucidité : « Il y a en Israël comme en chrétienté, écrivait-il, une énorme quantité d’imbéciles… ».
En avance de plus de cinquante ans sur son Église, Péguy dénonça l’antijudaïsme, voyant dans Jésus et dans Marie de « simples juifs » et dans Israël le peuple toujours aimé de Dieu. À une époque où ceux qui aimaient les juifs priaient pour leur conversion, Péguy, lui, ne fut jamais effleuré par ce désir : « ce n’était pas leur office », disait-il simplement, voyant dans les deux Alliances des sœurs « liées à jamais ». En cela on peut même dire qu’il était en avance non pas de cinquante mais de plus de cent ans sur l’Église de son temps, puisque ce n’est qu’en décembre 2015 qu’une Commission romaine faisant autorité déclarait : pas de mission auprès des juifs ! Enfin, lorsque, à la fin du magnifique poème du Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, Péguy fait raconter à Dieu la mort de son Fils, ce ne sont pas « les juifs » qu’il désigne comme responsables, mais « les hommes », réfutant la terrible accusation du déicide, si répandue en son temps. Et l’on sait qu’il avait formé le projet d’une Lettre ouverte à André Spire pour la célébration du Vendredi Saint où figuraient ces mots : « Ce ne sont pas les juifs qui ont crucifié Jésus, mais nos péchés à tous ; et les juifs, qui n’ont été que l’instrument, participent comme les autres à la fontaine du salut ».