Il y a un an, disparaissait le père Émile Shoufani

Le 18 février 2024, au milieu des fracas de la guerre, disparaissait dans la plus grande discrétion à Nazareth celui qui avait été le prêtre de la communauté grecque-catholique de la ville, mais aussi le cœur battant de tous les Arabes de Galilée, y compris des musulmans, et l’ami de tous les Juifs : Émile Shoufani.

A 76 ans, le « curé de Nazareth » était terrassé par la maladie qu’il combattait depuis de longues années, mais il mourait aussi miné par la tristesse qui s’était abattue sur lui le 7 octobre. Je l’avais eu au téléphone dans les semaines qui suivirent, il hurlait – lui d’habitude si calme -, rendu fou de douleur par le sort des otages, et par celui des victimes civiles de Gaza. A cela s’ajoutait le malheur de ne pouvoir, de par son état de santé, venir assister à Rennes aux obsèques de celle qui était devenue son âme-sœur, Magda Hollander-Lafon, rescapée d’Auschwitz qui s’est éteinte le 26 novembre 2023.

Magda avait fait partie du groupe de témoins (Ida Grinspan, Irène Hajos, Yvette Levy, Jules Fainzang, l’ex sonderkommando Shlomo Venezia…) qui nous avaient accompagnés pour la partie française du voyage judéo-arabe à Auschwitz « Mémoire pour la Paix ». De quoi s’agit-il ? Pour comprendre quel homme fut Emile Shoufani – et comme je constate que la mémoire de cet événement exceptionnel a tendance à s’effacer après plus de vingt ans – il faut ici en rappeler l’importance.

Nous étions en juillet 2002, la seconde Intifada avait déchiré toutes les tentatives de dialogue israélo-palestinien, Bush déjà préparait sa salle guerre en Irak… Et dans ce contexte désespérant, voilà que le père Emile, m’appelant au téléphone depuis Nazareth, m’annonçait qu’il venait de lancer l’idée d’un voyage judéo-arabe à Auschwitz ! Comment pouvait-on imaginer que ses compatriotes Arabes d’Israël le suivraient ? Comment pouvait-on penser que ses amis juifs, en général pacifistes mais alors traumatisés par les attentats, les lynchages de soldats, etc, accepteraient d’accompagner des Arabes en ce lieu témoin de leur absolue faiblesse passée ? En outre, dans le même coup de fil, le « curé de Nazareth » me demandait de… lancer un projet parallèle en France ! J’étais certes son éditeur, j’étais surtout lié à lui par une profonde amitié, et mon métier m’avait apporté au fil des années beaucoup de relations et d’amitiés juives et arabes. Mais était-il seulement pensable de les convaincre, alors que pour la ènième fois le conflit proche-oriental s’invitait en France ? C’était tout simplement impossible sur le papier…

Et pourtant oui, le miracle eut lieu. Il eut lieu tout d’abord avec les Arabes d’Israël, car Emile Shoufani était appelé Abouna (« notre père ») par tous – y compris les Druzes, les musulmans, les ex-communistes, les membres des autres confessions chrétiennes – qui se rappelaient bien qu’il leur avait jadis appris à dialoguer les uns avec les autres, et qu’il avait toujours défendu leur fierté et leurs droits. Ce travail d’artisan de paix entre les Arabes avait été la première tâche à laquelle s’était attelé le jeune prêtre dès son retour au pays, après avoir passé sept en France pour ses études de théologie. De plus, il avait pris ensuite la direction du plus grand établissement scolaire de Nazareth (chrétien mais accueillant un tiers d’élèves musulmans), et il en avait fait un modèle de réussite dans tout le pays.

Le miracle eut lieu aussi avec les Juifs d’Israël, reconnaissant la sincérité de celui qui leur avait donné tant de preuves de fraternité, qui emmenait tous les ans ses élèves visiter Yad Vashem, et qui organisait depuis quinze ans déjà des échanges avec le lycée Ly’ada de Jérusalem (échanges au cours desquels les élèves arabes dormaient dans les familles juives, et vice-versa !).

Avec les juifs, en fin de compte, le miracle tenait en un mot : « rien ». Il ne leur était rien demandé, rien d’autre que d’accompagner les Arabes dans ce voyage et de les aider à comprendre. Ce rien, quand il était prononcé par Emile en réponse à la question fatidique « qu’attendez-vous de nous comme geste réciproque ?», faisait souvent fondre en larmes ses interlocuteurs. Je l’ai moi-même vécu à Paris, dans mon bureau. Ce rien procédait, chez le prêtre, de sa compréhension du philosophe Emmanuel Levinas pour qui l’exigence éthique implique la « non-réciprocité ». Pas de négociation, pas de donnant-donnant. Evidemment, c’était incompréhensible pour certains interlocuteurs arabes, mais ce principe de gratuité fraternelle fut défendu par des centaines d’Arabes en Israël qui signèrent son appel, et par nos meilleurs intellectuels musulmans français. Et il fut finalement toléré (du bout des lèvres) par les responsables politiques et autres faiseurs d’opinion contactés par les émissaires que le prêtre (qui savait être aussi fin diplomate) avait envoyés en Palestine, en Jordanie, en Egypte, afin de prévenir les attaques et les accusations de « trahison ».

Le miracle eut lieu aussi en France, grâce notamment à Simone Veil qui nous apporta le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, et d’autres personnalités juives (Richard Prasquier, Daniel Farhi, Victor Malka…) et musulmanes (Mohammed Arkoun, Cheikh Bentounès, Rachid Benzine…), responsables associatifs et religieux qui nous aidèrent à monter l’association « Mémoire pour la Paix ». Grâce aussi à des milliers de chrétiens français qui, bouleversés par le père Emile, voulurent contribuer financièrement chacun selon ses moyens (j’ai reçu un jour un chèque de 5 € !). Grâce surtout au charisme du prêtre qui multiplia les allers-retours en France pendant les mois de préparation, afin de convaincre les uns et les autres.

Enfin le voyage eut lieu en mai 2003, rassemblant 500 personnes venues en deux avions de Paris et de Tel-Aviv, essentiellement juives et musulmanes – très peu de chrétiens, alors que les deux organisateurs l’étaient, mais cette proportion était voulue par nous, d’autant que la dimension inter-religieuse était ici marginale. Ce qui importait, c’était d’affirmer ensemble l’absolue unité de l’humanité, sur les lieux même où les nazis avaient tenté d’effacer la notion universelle d’humanité, à travers l’extermination d’un peuple particulier, le peuple juif. C’est pourquoi ce « voyage à Auschwitz » fut moins une visite de ce terrible camp de concentration qu’une étude attentive, pendant 3 jours, du camp d’extermination de Birkenau, le lieu de la fabrication industrielle de milliers de cadavres par jour. Car Emile Shoufani l’avait compris : pour toucher les Arabes, qui ont connu dans leur histoire des souffrances, des exils, des massacres, les camps et les crimes de la colonisation, etc, il fallait leur faire prendre conscience de cette mécanisation à grande échelle de la mort qui fait l’unicité de la Shoah. Et c’est là, à Birkenau (où à l’époque beaucoup disaient qu’il n’y avait « rien à voir »), c’est là qu’il fallait entendre les explications du grand historien Marcello Pezzeti, spécialiste de ces lieux, et les témoignages des rescapés qui donnèrent à ce rassemblement sa dimension intensément humaine.

En Israël comme en France, ceux qui ont vécu ce moment de fraternité improbable, cet « impossible » rendu possible par la foi d’un homme qui a soulevé les montagnes en une période (presque) aussi dramatique que la nôtre aujourd’hui, ont gardé en leur cœur l’espoir qu’il est à tout moment possible, quel que soit le degré d’horreur atteint, qui parait parfois irréversible, de reprendre ensemble une marche vers la paix. Tous ceux qui ont vécu cela, que ce soit Yonathan Arfi, alors président de l’UEJF et aujourd’hui président du CRIF, que ce soit l’imam de la grande mosquée de Bordeaux Tareq Oubrou (le seul imam à avoir participé à la marche contre l’antisémitisme après le 7 octobre 2023), que ce soit l’écrivain Abdelwahab Meddeb, qui dirigea par la suite l’encyclopédie Histoire des relations entre juifs et musulmans avec l’historien Benjamin Stora, que ce soit les Eclaireurs israélites ou les Scouts musulmans de France…tous ont gardé en eux quelque chose de ce miracle collectif, qui les empêche encore aujourd’hui de totalement désespérer.

Voilà donc, parmi ses nombreuses œuvres de paix, le chef-d’œuvre d’Emile Shoufani, né en 1947, dont l’oncle et le grand-père non armés furent tués la même année lors de la guerre civile par des combattants juifs. L’esprit de miséricorde que lui avait insufflé sa grand-mère bien-aimée, cette intelligence du cœur qu’il associa à un savoir-faire relationnel unique, lui valut de recevoir le prix UNESCO de l’Éducation à la Paix (2003), puis un doctorat honoris causa de l’Université Catholique de Louvain (2004), un autre de l’Université hébraïque de Jérusalem (2004, le premier Arabe à être ainsi honoré), puis le prix de l’Amitié judéo-chrétienne de France (2014).

source : Jean Moupatta