Réflexion suite à une liturgie familiale de Pesah
Après avoir vécu la fête de Pesah en réunion virtuelle, le père David Neuhaus, sj, nous livre une réflexion enrichissante sur la liturgie familiale juive.
La période de confinement que nous venons de vivre a vu éclore une créativité étonnante chez les fidèles et prêtres catholiques, permettant de vivre une expérience similaire.
« Chaque année, je suis invité à participer à la Pâque juive chez des amis juifs orthodoxes à Jérusalem. J’ai beaucoup appris sur la manière de présider une liturgie catholique en observant attentivement comment, en une merveilleuse harmonie, le père et la mère guident la famille dans les arcanes de la célébration en veillant tendrement non seulement à ce que leurs enfants et petits enfants participent, mais aussi à ce que chacun de leurs invités apporte sa contribution. Ma présence au sein de cette famille, en tant que prêtre catholique né juif, dit assez la complexité de mon identité, enracinée dans le peuple juif et dans le ministère sacerdotal de l’Église. Or, cette année, en raison de la pandémie due au covid-19, je n’ai pas pu prendre part au repas chez mes amis, mais j’ai, pour la première fois depuis 41 ans, rejoint ma propre famille juive, rassemblée sur Zoom depuis Johannesburg, Berlin et Jérusalem, mon frère de Johannesburg présidant la cérémonie.
L’un des effets les plus criants de la crise du covid-19 a été de couper presque totalement les catholiques des sacrements. Pendant la semaine sainte et Pâques, prêtres et évêques ont mis en œuvre leur créativité pour trouver des moyens de célébrer les grandes liturgies du Triduum de façon à ne pas être complètement absents de la vie des fidèles, sachant que la retransmission en direct sur les réseaux sociaux ne remplace pas la présence physique et la participation concrète aux sacrements qui est au centre de la vie catholique. De nombreux fidèles se sont sentis orphelins d’une Église paralysée par les règles civiles imposant – avec sagesse – un confinement afin d’éviter la propagation du virus.
Cette année, me trouvant dans l’incapacité aussi bien de célébrer la messe de Pâques avec les fidèles que de participer à la célébration juive de la Pâque, j’ai été frappé par la différence stupéfiante de pratique religieuse entre Juifs et Chrétiens. Alors que, côté chrétien, on considère l’église comme le lieu quasi exclusif de toute célébration liturgique et on tient à la présence d’un homme ordonné pour célébrer la messe, la pratique religieuse juive offre un tableau très différent.
Après la destruction du Temple en l’an 70 de notre ère, les rabbins (connus sous le nom de « sages, de mémoire bénie ») ont réinventé le sens de l’existence juive. La pratique religieuse étant essentiellement axée sur le Temple, la classe sacerdotale et le culte sacrificiel, la destruction du Temple, la perte de Jérusalem et de la terre d’Israël auraient pu porter un coup fatal à une religion fondée sur la centralité de ces lieux pour le maintien de la foi et de la vie religieuse. Or, les rabbins, depuis Yohanan ben Zakkaï jusqu’aux compilateurs de la Mishna et du Talmud, ont repensé la pratique et la foi religieuse, en créant la structure qui est toujours celle du judaïsme au vingt-et-unième siècle.
Ce temps de crise pourrait être le moment d’apprendre quelque chose de très important de nos amis juifs.
La destruction du Temple a entraîné la disparition de la classe sacerdotale et du culte sacrificiel. Un merveilleux récit rabbinique relate ce qui s’est produit ensuite : l’émergence d’une nouvelle conscience. « Un jour, Rabbi Yohanan ben Zakkaï sortait de Jérusalem en compagnie de Rabbi Yeshoua lorsqu’il vit le sanctuaire (du Temple) en ruine.
Quelle catastrophe pour nous, s’exclama Rabbi Yeshoua, que ce lieu où l’on expiait les péchés d’Israël soit en ruine ! Mais Rabbi Yohanan de lui répondre : Mon fils, ne t’attriste pas, nous avons un moyen équivalent pour faire expiation : exercer la bonté, conformément à ce que dit l’Écriture : « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices » (Osée, 6, 6) (Avot de Rabbi Natan, 11 a).
Au cours des siècles qui ont suivi, les rabbins ont élaboré un système religieux dans lequel le Temple était remplacé par la synagogue et le foyer familial. Deux entités ont été investies de l’autorité pour remplacer le sacerdoce de l ’ancien temps : les rabbins et les parents. Deux liturgies parallèles et complémentaires sont venues se substituer aux sacrifices : le culte des lèvres à la synagogue et l’enseignement et la prière à la maison. La pratique religieuse domestique n’est pas marginale dans l’existence des juifs, elle en est une composante essentielle : sans elle, la vie liturgique juive n’est pas complète.
Le rite central de la Pâque, l’une des plus importantes fêtes juives, ne se déroule pas à la synagogue. Il donne lieu à une belle célébration liturgique autour de la table familiale. Le père la préside ; il est assisté de la mère qui aide les participants, membres de la famille et amis, à suivre les étapes successives et évocatrices d’une liturgie appelée « haggada » (le mot signifie « récit »), qui rappelle comment Israël a été sauvé de son esclavage en Égypte et souligne la présence ininterrompue de Dieu auprès de toutes les générations.
La liturgie commence par les questions que pose le plus jeune membre de la famille au sujet de la fête et des coutumes qui l’accompagnent et les réponses sont données au cours de la longue célébration qui suit. J’ai des souvenirs précis du temps où j’étais le plus jeune à table, debout sur ma chaise, captant subitement l’attention de tous. Dans l’hébreu que j’avais appris à l’école, je prononçais lentement et clairement les quatre questions, parfaitement conscient que le déroulement de toute la liturgie dépendait de ma formulation correcte de ces questions. « Pourquoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ? » Comme j’ai été jaloux lorsque, quelques années plus tard, mon jeune frère, ayant grandi, a joué le rôle ! Je me rappelle la fierté qui irradiait le visage de mon père tandis qu’il attendait le moment de répondre aux questions de son fils.
La pratique de deux liturgies parallèles et complémentaires se répète tous les samedis. Avant de partir pour la synagogue, où la reine du sabbat est accueillie et amenée au milieu de l’assemblée, la mère de famille, souvent accompagnée de ses filles, allume les bougies qui marquent le début du jour saint. Quand la famille revient de la synagogue, le foyer redevient le siège d’une liturgie autour de la table, au cours de laquelle sont bénis le pain et le vin spéciaux du sabbat, puis on prend le repas avant de rendre grâce par de joyeux hymnes de louange.
La célébration de la liturgie dans les foyers juifs avec le père pour célébrant et la pleine participation des enfants, et la reconnaissance de la maison comme lieu sacré peuvent nous donner matière à réflexion, à nous catholiques. Beaucoup expriment le désir de retrouver leur église et l’espace sacré qu’elle offre et, bien sûr, ont une grande soif des sacrements qui nous fortifient et nous renouvellent. Ce désir est déjà une participation aux sacrements quand ceux-ci ne peuvent pas être célébrés comme il se doit. Mais il faut nous inspirer de l’exemple de nos voisins juifs et repenser la place de la maison dans notre vie spirituelle. Au commencement du christianisme, et l’église et la maison avaient un rôle central. Les croyants se réunissaient au Temple et dans leurs maisons pour célébrer la liturgie. « Ils étaient chaque jour tous ensemble assidus au Temple, ils rompaient le pain dans les maisons et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur » (Actes 2, 46). »
David Neuhaus, The Tablet, 18.04.2020
David Neuhaus, sj, Supérieur des Jésuites en Terre Sainte, a été Vicaire patriarcal des catholiques d’expression hébraïque du Patriarcat latin de Jérusalem de 2009 à 2017.