Liberté Égalité Fraternité

Qu’est ce que la fraternité   ?

Le Pape François, à travers l’encyclique Fratelli Tutti, le Grand Rabbin de France Haïm Korsia, le philosophe musulman Souleymane Bachir Diagne, le rabbin Mikaël Journo et la Bible alimentent notre réflexion sur la fraternité.

 

 

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  • Liberté, égalité et fraternité


    103. La fraternité n’est pas que le résultat des conditions de respect des libertés individuelles, ni même d’une certaine équité observée. Bien qu’il s’agisse de présupposés qui la rendent possible, ceux-ci ne suffisent pas pour qu’elle émerge comme un résultat immanquable. La fraternité a quelque chose de positif à offrir à la liberté et à l’égalité. Que se passe-t-il sans une fraternité cultivée consciemment, sans une volonté politique de fraternité, traduite en éducation à la fraternité, au dialogue, à la découverte de la réciprocité et de l’enrichissement mutuel comme valeur ? Ce qui se passe, c’est que la liberté s’affaiblit, devenant ainsi davantage une condition de solitude, de pure indépendance pour appartenir à quelqu’un ou à quelque chose, ou simplement pour posséder et jouir. Cela n’épuise pas du tout la richesse de la liberté qui est avant tout ordonnée à l’amour.

    104. On n’obtient pas non plus l’égalité en définissant dans l’abstrait que ‘‘tous les êtres humains sont égaux’’, mais elle est le résultat d’une culture consciente et pédagogique de la fraternité. Ceux qui ne peuvent être que des partenaires créent des cercles fermés. Quel sens peut avoir dans ce schéma une personne qui n’appartient pas au cercle des partenaires et arrive en rêvant d’une vie meilleure pour elle-même et sa famille.

    105. L’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères. La simple somme des intérêts individuels n’est pas capable de créer un monde meilleur pour toute l’humanité. Elle ne peut même pas nous préserver de tant de maux qui prennent de plus en plus une envergure mondiale. Mais l’individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre. Il nous trompe. Il nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le bien commun.

    LES RELIGIONS AU SERVICE DE LA FRATERNITÉ DANS LE MONDE

    271. Les différentes religions, par leur valorisation de chaque personne humaine comme créature appelée à être fils et fille de Dieu, offrent une contribution précieuse à la construction de la fraternité et pour la défense de la justice dans la société. Le dialogue entre personnes de religions différentes ne se réalise pas par simple diplomatie, amabilité ou tolérance. Comme l’ont enseigné les évêques de l’Inde, « l’objectif du dialogue est d’établir l’amitié, la paix, l’harmonie et de partager des valeurs ainsi que des expériences morales et spirituelles dans un esprit de vérité et d’amour ».

    Le fondement ultime

    1. Nous, croyants, nous pensons que, sans une ouverture au Père de tous, il n’y aura pas de raisons solides et stables à l’appel à la fraternité. Nous sommes convaincus que « c’est seulement avec cette conscience d’être des enfants qui ne sont pas orphelins que nous pouvons vivre en paix avec les autres » En effet, « la raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité ». Dans ce sens, je voudrais rappeler un texte mémorable : « S’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres. […] Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité ».
    2.  À la faveur de notre expérience de foi et de la sagesse accumulée au cours des siècles, en apprenant aussi de nos nombreuses faiblesses et chutes, nous savons, nous croyants des religions différentes, que rendre Dieu présent est un bien pour nos sociétés. Chercher Dieu d’un cœur sincère, à condition de ne pas l’utiliser à nos intérêts idéologiques ou d’ordre pratique, nous aide à nous reconnaître comme des compagnons de route, vraiment frères. Nous croyons que « lorsqu’ au nom d’une idéologie, on veut expulser Dieu de la société, on finit par adorer des idoles, et bien vite aussi l’homme s’égare lui-même, sa dignité est piétinée, ses droits violés. Vous savez bien à quelles brutalités peut conduire la privation de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, et comment à partir de ces blessures se forme une humanité radicalement appauvrie, parce que privée d’espérance et de référence à des idéaux ».
    3. 275. Il faut reconnaître que « parmi les causes les plus importantes de la crise du monde moderne se trouvent une conscience humaine anesthésiée et l’éloignement des valeurs religieuses, ainsi que la prépondérance de l’individualisme et des philosophies matérialistes qui divinisent l’homme et mettent les valeurs mondaines et matérielles à la place des principes suprêmes et transcendants » Il est inadmissible que, dans le débat public, seuls les puissants et les hommes ou femmes de science aient droit à la parole. Il doit y avoir de la place pour la réflexion qui procède d’un arrière-plan religieux, recueillant des siècles d’expérience et de sagesse. « Les textes religieux classiques peuvent offrir une signification pour toutes les époques, et ont une force de motivation » mais de fait « ils sont dépréciés par l’étroitesse d’esprit des rationalismes ».
    4.  C’est pour cela que, même si l’Église respecte l’autonomie de la politique, elle ne limite pas pour autant sa mission au domaine du privé. Au contraire, « elle ne peut ni ne doit […] rester à l’écart » dans la construction d’un monde meilleur, ni cesser de « réveiller les forces spirituelles » qui fécondent toute la vie sociale. Les ministres religieux ne doivent certes pas faire de la politique partisane, qui revient aux laïcs, mais ils ne peuvent pas non plus renoncer à la dimension politique de l’existence qui implique une constante attention au bien commun et le souci du développement humain intégral. L’Église « a un rôle public qui ne se borne pas à ses activités d’assistance ou d’éducation », mais qui favorise « la promotion de l’homme et de la fraternité universelle ». Elle n’entend pas revendiquer des pouvoirs temporels mais s’offrir comme « une famille parmi les familles, – c’est cela, l’Église – ouverte pour témoigner au monde d’aujourd’hui de la foi, de l’espérance et de l’amour envers le Seigneur et envers ceux qu’il aime avec prédilection. Une maison avec les portes ouvertes. L’Église est une maison qui a les portes ouvertes, car elle est mère ». Et comme Marie, la Mère de Jésus, « nous voulons être une Église qui sert, qui sort de chez elle, qui sort de ses temples, qui sort de ses sacristies, pour accompagner la vie, soutenir l’espérance, être signe d’unité […] pour établir des ponts, abattre les murs, semer la réconciliation ».

    Fratelli Tutti

  • Dans toutes les synagogues du monde, ce samedi, nous avons lu le texte de la création du monde et le début de l’humanité. Tant d’espérance et tant de déception.

    Caïn tue Abel et ruine une fraternité qui était le modèle idéal du monde. Oui, la fraternité comme espérance.

    Et Caïn, plus que d’assassiner son frère, va nier la force du lien fraternel en répondant à son Créateur qui l’interroge sur Abel : « Suis-je le gardien de mon frère? » Comme vous l’écrivez en votre dernière encyclique, il va nier « le projet même de fraternité inscrit dans la vocation de la famille humaine ». Elie Wiesel disait même que le contraire de l’amour n’est pas la haine, c’est l’indifférence. Et Caïn promeut ce monde de l’indifférence.

    Pour Caïn, il n’y a pas de responsabilité de l’un envers l’autre, il n’y a pas de lien de semblable à semblable, d’humain à humain, puisqu’il n’y a pas de fraternité.
    Et la Genèse va poursuivre avec les tensions entre les fils de Noé, puis Abraham et Loth, puis Isaac et Ismaël, puis Jacob et Esaü, puis Joseph et ses dix frères qui vont jusqu’à le vendre dans la haine qui les domine. Et pourtant, Joseph clame à un homme qui lui demande où il va: « Ce sont mes frères que je cherche ».

    Oui, notre modèle est celui de Joseph, celui qui nous pousse à bâtir un lien de fraternité avec celles et ceux que nous rencontrons, avec celles et ceux qui nous donnent à espérer encore en une humanité à reconstruire.

    Rabbi Nahman de Braslav affirme que « Le monde entier est un pont étroit et l’essentiel est de ne pas avoir peur, du tout ».
    Et c’est ce souffle que j’ai trouvé en votre encyclique en particulier lorsque vous appelez à oser aller vers le lointain, celui dont le prophète Isaïe affirme « Paix, Paix, pour le lointain et pour le proche ». Oui, pour le lointain d’abord, mais en fait, pour tous, comme vous le rappelez en citant Hillel l’Ancien.

    Par-delà le Talmud, vous mettez en exergue trois principes qui me sont chers, Liberté, Egalité et Fraternité, comme un hommage à la vocation de la France de se sentir responsable de toutes les misères et de tous les espoirs du monde. C’est encore ce principe de responsabilité envers l’autre qui s’exerce. Et si vous faites le choix de reprendre la phrase de saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses qui leur sont nécessaires, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous, que nous leur rendons ce qui est à eux », j’y vois l’écho de notre principe  biblique : »Nous ne sommes que les gardiens temporaires de ce que Dieu me demande de donner à celui ou celle qui en a besoin ».

    Dans un livre lumineux sur Saint François d’Assise, Le Très bas, Christian Bobin explique que votre modèle était en rupture sévère avec son père. Et pourtant, l’âge venant, comme chaque fois que nous nous frottons à ceux à qui nous nous opposons, il va finir par lui ressembler. Notre fraternité a besoin de s’exercer dans la rencontre, dans le débat, parfois même dans la vive discussion, mais toujours dans l’espérance de trouver l’autre, pour pouvoir se trouver soi-même. Et c’est justement cette histoire de fraternité que le Midrash raconte que je veux vous livrer en conclusion.

    Deux frères avaient un champ et partageaient la récolte. L’un avait de nombreux enfants et l’autre était célibataire. Chacun voulait donner plus à son frère et la nuit, discrètement, chacun ajoutait du blé sur le tas de son frère…et au matin, les tas étaient toujours identiques. Mais une nuit, les deux frères se croisent et comprennent ce que chacun voulait et tombent dans les bras l’un de l’autre. Des larmes coulent, tombent au sol, et Dieu dit : « Là où sont tombés ces larmes, je veux que mon Temple soit construit ». C’est bien à l’exemple de la Jérusalem céleste que nous devons tous rebâtir une fraternité digne du Temple. Et c’est peut-être le plus beau des temples à reconstruire : celui de la fraternité.

    « Deux frères avaient un champ », l’histoire du grand rabbin de France à la rencontre pour la paix.

  • Selon Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais musulman, les trois religions monothéistes tiennent Adam pour le père de l’humanité, et la fraternité est une attitude primordiale pour les trois.

    Comment construire un vivre ensemble quand les communautés religieuses semblent se replier sur elles-mêmes ?

    De votre point de vue de philosophe et de croyant, comment concevez-vous la fraternité ?

    Souleymane Bachir Diagne : Pour moi, c’est le sentiment d’appartenance à une commune humanité. Il y a une fraternité des « enfants d’Adam », les « Beni Adam », comme on appelle les humains dans le Coran. Il y a dans cette expression une manière d’insister sur la fraternité. En effet, si nous sommes tous les enfants d’Adam, cela veut dire que nous sommes tous frères en humanité.

    La fraternité ainsi comprise dans l’islam ressemble-t-elle à la fraternité dans le judaïsme et dans le christianisme ?

    Le terme d’enfants d’Adam résonne immédiatement aux oreilles d’un juif ou d’un chrétien. C’est une notion que ces trois religions partagent parce qu’elles partagent les mêmes récits. Mais la répétition de cette expression, systématique dans le Coran, donne à mon sens une insistance particulière à cette fraternité adamique en islam, même si elle n’est pas absente des autres religions abrahamiques.

    Par ailleurs les trois religions insistent toutes sur une fraternité spéciale entre membres d’une même religion : fraternité en Christ, Oumma islamique, peuple d’Israël. Les trois religions abrahamiques ont à la fois cette notion d’une communauté qui est une communauté religieuse et d’une fraternité qui est une fraternité en humanité.

    Une partie des Français voit dans l’islam une religion intolérante, la dernière à susciter encore des guerres. 

    Nous vivons une époque paradoxale. D’un côté la religion est partout, puisque maintenant la plupart des conflits trouvent une traduction religieuse, même si les raisons qui les ont déclenchés n’ont rien à voir avec une position religieuse. Et pourtant, cette omniprésence des religions s’accompagne d’une ignorance profonde des religions en général. Par conséquent, il est assez naturel que ce soient leurs manifestations les plus fracassantes – de l’islam notamment – que les médias présentent.

    Comment éviter de telles confusions ?  

    Le devoir intellectuel de ceux qui appartiennent à cette religion est de la faire connaître, pour qu’elle ne soit pas identifiée aux actes barbares qui sont la négation même non seulement de la religion mais de l’humanité.(…)

    Face à cela, l’éducation et la connaissance sont les deux grandes urgences. Et tout d’abord des musulmans eux-mêmes : leur rappeler quel est le sens de leur religion, quelle est leur histoire, leur faire valoir qu’une religion qui rassemble 1 milliard et demi de personnes ne peut s’identifier aux agissements d’une organisation de quelques milliers d’individus fanatisés et prêts aux actions les plus barbares. Évidemment, l’éducation fait moins de bruit que les bombes et impressionne moins que les égorgements mais, en tant qu’intellectuels, c’est la tâche qui nous incombe.(…)

    Vous parlez de tradition philosophique et mystique. Qu’est-ce qui vous semble le plus important aujourd’hui, la connaissance, la philosophie, ou bien la voie mystique ? 

    S’il faut absolument choisir, je choisirai la voie philosophique parce que c’est la voie de la communication, la voie de l’éducation. Il y a dans la mystique une part d’ineffable, un attachement à  l’expérience qui ne conviennent pas à un monde qu’il s’agit au contraire d’éduquer, d’instruire, afin de faire en sorte qu’il ait une approche mondiale, rationnelle, de la fraternité et du vivre ensemble. Il s’agit de construire le vivre ensemble dans le dialogue et celui-ci se déroule mieux lorsqu’on se met tous sous la lumière de la raison et de la réflexion philosophique. Mais personnellement, je suis de ceux qui pensent – dans la continuité de la tradition du monde islamique – que la mystique, bien loin de s’opposer à la démarche rationnelle, au contraire, la complète.

    Propos recueillis par Jean-Pierre Rosa
    https://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Fraternite/Tous-freres

  • Puisque nous sommes tous frères et sœurs nous devrions immanquablement nous entendre, nous aimer.

    Mais la vie collective est loin de confirmer cette réalité. La Torah nous pousse à réfléchir aux relations humaines et familiales. On trouve dans le livre de la Genèse un fratricide : Caïn tue Abel. Cet événement a donné naissance à d’innombrables commentaires qui se poursuivent aujourd’hui encore sur le thème de la fraternité.

    Le récit se poursuit par d’autres difficultés qui relient les frères ou l’on trouve une succession de tromperies, de jalousies, de rivalités. Comment ne pas s’interroger sur la relation entre Ismaël et Itzhak, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères.
    Comme si toutes ces péripéties avaient pour finalité de montrer que l’humanité pour atteindre le bien devait résoudre la question primordiale de la fraternité.

    Il faut attendre le second livre de la Torah, Chemot pour rencontrer des frères qui s’aiment et qui se respectent : Moïse et Aaron.
    Au point que le psalmiste s’exclame à leur propos « qu’il est beau et agréable deux frères qui siègent ensemble ».

    Ce que nous montre la Torah autour de la fraternité c’est qu’on ne peut pas faire l’économie de la réflexion sur la complexité de l’âme humaine et de ses contradictions.
    La Torah n’est pas un conte de fée mais un compte de faits.

    A partir de préceptes moraux, l’homme doit approfondir son être pour le rendre conforme avec les valeurs exprimées dans la Torah.
    On le voit la Torah ne dresse pas le portrait d’une société idéale dans laquelle tout le monde serait beau et gentil.
    Elle décrit des événements avec ses ambigüités pour que chacun dans son action en tire des enseignements pour aller vers le meilleur.

    A travers l’histoire de Caïn et Abel mais aussi des autres fratries, la Torah nous conduit à réfléchir sur les difficultés des relations humaines dans la société ou l’intérêt supérieur est souvent concurrencé par un égoïsme et une volonté de domination qui conduit souvent aux pires situations.

    La Torah ne dissimule pas l’effort à fournir pour aller à la rencontre de l’autre en se départissant d’un regard qui ne serait pas uniquement tourné vers soi.

    Être frère ne suffit pas à instaurer une relation de fraternité chaleureuse, cela exige un lien de solidarité qui passe inéluctablement par la prise en compte des autres dans son cheminement.
    On comparera avec profit l’intention du récit biblique avec le mythe latin de la fondation de Rome : Romulus tue Remus.
    Là le meurtre est glorifié et c’est lui qui fonde la cité romaine ou la légalité finira par prendre le pas sur la moralité.

    Pour Hannah Arendt (Essai sur la révolution) « Tout commencement est intimement lié à la violence, les Commencements légendaires des antiquités tant bibliques que classiques semblent le prouver :Caïn supprime Abel, Romulus tue Remus, la violence est le commencement, aucun commencement ne pourrait se passer de violence ni de violation ».« Toute fraternité dont les humains sont capables est issue de fratricide, toute organisation politique que les hommes soient parvenus à bâtir tire son origine d’un crime ».

    La grande différence qu’on peut établir entre la morale de Rome et la Torah c’est que sur un meurtre originel deux sociétés se fondent dans des directions différentes.

    • Le meurtre de Remus permet l’édification de l’empire romain qui deviendra glorieux mais qui s’écroulera à terme.
    • L’assassinat d’Abel par Caïn est une source permanente d’approfondissement pour faire en sorte que la société sorte de sa violence pour atteindre le temps messianique ou l’homme ne sera pas un loup pour l’homme mais un soutien en toutes circonstances et ensemble lutter contre la souffrance et le malheur.

    Texte paru dans Actualité Juive

  • La « fraternité » dans la Bible commence mal ! Mais cet échec a justement quelque chose à nous dire.

    Qu’il apparaisse dès le début de l’histoire humaine significatif : les relations fraternelles n’iront jamais de soi, mais Dieu y est à l’œuvre.

    Avant les frères, les parents.
    La relation fraternelle se greffe sur une relation parental, d’emblée problématique. Ève « enfanta Caïn , et elle dit : « J’ai acquis un homme avec Adonaï » Triple problème : elle acquiert (jeu de mots hébreu avec le nom de Caïn), elle possède son fils ; elle désigne celui-ci non comme un bébé mais comme un homme ; elle évoque le don de Dieu, ce qui n’est pas mauvais, mais du coup, elle évacue Adam, le prive de sa paternité. Ce pauvre Caïn débute mal dans la vie, sans un père pour couper un cordon ombilical maintenu serré ! « Puis elle continua à enfanter son frère Abel. ». De lui, elle ne dit rien : d’ailleurs son nom signifie « buée…brouillard… », quelque chose d’inconsistant, bien incapable de briser la relation fusionnelle entre Ève et Caïn.

    Le sacrifice
    Il existe des milliers de commentaires, dans le christianisme comme dans le judaïsme, pour justifier l’attitude de Dieu qui « considéra Abel et son offrande, tandis que Caïn et son offrande, il ne considéra pas. » Dieu ne peut être injuste, il doit y avoir une faute cachée chez Caïn, un vice de forme dans l’offrande. Ou bien le Seigneur veut-il réparer l’injustice en se préoccupant du méprisé, du « brouillard » ? Mais on peut comprendre aussi autre chose. Qui dit à Caïn que Dieu ne « considère pas  » son offrande ? A quoi l’a-t-il vu ? Rien n’est dit, comme si en fait, tout se passait à l’intérieur de Caïn, dans son regard jaloux. Rien objectivement ne peut justifier cette jalousie : c’est lui le « chouchou » de sa mère ! Ne serait-ce pas une façon de suggérer que tout enfant est en relation de rivalité envers ses frères et sœurs, et qu’il va falloir faire avec.

    Dialogue avec Dieu
    Dieu se préoccupe de Caïn, ce n’est pas avec Abel qu’il dialogue. Il lui propose un une décision à prendre : dominer l’animalité qui est en lui, « tapie » à l’entrée de son cœur. Le texte est ici difficile à comprendre, mais il semble qu’il y ait derrière un référence au serpent du chap.3, qui a insufflé en Ève la « convoitise », le désir de ce qu’elle n’a pas. Dieu offre le dialogue, la parole comme antidote à cette animalité, mais Caïn s’y refuse. Il ne parle pas non plus à son frère, dans le texte original. il passe aux actes, et à la violence.
    Après le fratricide, Dieu n’abandonne pas Caïn. Celui-ci parle pour la première fois, pour nier, et même refuser toute responsabilité envers son frère. Illusion, car Dieu, lui, est le « gardien » d’Abel, et il pousse Caïn à sortir de lui-même et à « écouter » le sang de son frère. Dieu ne maudit pas Caïn, mais constate qu’il est « maudit », marqué par la mort, du fait de la mort donnée. Le « signe » qu’il met sur lui a pour rôle de le protéger d’éventuelles vengeances (de qui ? on ne voit pas bien, mais l’important est que ce premier meurtre ouvre la porte à d’autres, et que Dieu veut la vie). Caïn sera « errant et fugitif » : celui qui a éliminé l’autre, son frère, pour occuper toute la place, ne peut se trouver lui-même ; il a refusé sa place dans la fratrie, il n’a plus de place nulle part.

    Que tirer de ce rapide survol pour nous-mêmes ?
    Quelle que soit la situation familiale, le texte dénonce un chemin de mort, celui qui consiste à laisser dominer en soi l’envie, la jalousie, l’esprit de concurrence, profondément ancré en chacun, mais « maitrisable ». Ce que Dieu veut nous faire comprendre, c’est que c’est la relation à l’autre – et d’abord au premier « autre » semblable et différent, qu’est le frère ou la sœur -, qui permet à l’être humain de dépasser le rêve de la toute -puissance, et devenir ce qu’il est, en acceptant que l’autre soit « autre », et en cherchant la complémentarité.

    https://abbaye-veniere.fr/8a-fraternite-cain-abel.php